Le Héros du Peuple

Publié le par Scritch

Senna, Asif Kapadia, 2010

 

Quand j'étais petit, je n'avais pas la télévision, et quand je l'ai enfin eue, on ne regardait de toute façon pas le sport à la maison. Et pourtant je savais qui étais Ayrton Senna, parce que c'était un héros de cour de récréation. On jouait à être Ayrton Senna en braillant vroum vroum sous le préau, on se massait autour de celui qui avait la Game Gear avec le jeu Senna dessus. Alors voir un film sur Senna me fait un peu le même effet que feuilleter un album Panini période Boli-Papin. Je ne sais trop ce que peuvent ressentir à sa vision des spectateurs plus jeunes, qui n'ont pas connu Senna vivant ; pour moi, c'est magnifique.senna.jpg

Le film d'Asif Kapadia est un montage d'images d'archives, certaines connues (des retransmissions télévisées de courses ou d'interviews), d'autres à la valeur documentaire plus frappante, comme celles de ces réunions entre coureurs et huiles de la fédé, images qu'on n'avait jamais vues et qui montrent une tentative de démocratie du sport assez intrigante. Ce qui stupéfait le plus, c'est que ces images n'avaient pas vocation à être belles lors de leur tournage, allant du télévisuellement efficace au moche en passant par l'ordinaire, mais qu'elles le deviennent par la grâce du montage de Kapadia et de ses artifices : ralentis, musique, etc. Où l'on reposera l'éternelle question : Qu'est-ce que le cinéma ?

Le récit construit une fiction avec un héros pur mais impétueux, affrontant un Alain Prost calculateur ; à cette différence de manière s'ajoute une différence physique : j'avais oublié à quel point Senna était beau - Prost, pardon, a un physique plus rabougri, à la Eric Zemmour un peu. Ce qui surprend le plus c'est l'apparente naïveté de Senna, presque angélique, naïveté dont on sait qu'elle est impossible dans un milieu qui manie les contrats bétonnés et les sommes à six chiffres. Alors par moments on a la désagréable impression que le film nous ment, et pourtant on veut y croire comme on veut croire que James Stewart a tué Liberty Valance, parce que c'est un beau mensonge.

A la fin, quand [SPOILER] Senna meurt, il y a quelque chose de métaphysique : c'est comme si l'Histoire ne voulait plus de lui. Prost s'est retiré, Mansell ne vas pas tarder à le faire, on passe à autre chose (le film revient brièvement sur la controverse des véhicules assistés par informatique) : c'est l'époque de Shumacher, Häkkinen, je ne sais pas s'il en restera le même parfum de légende.

Ce qui me frappe le plus dans Senna, c'est de voir à quel point dans un Brésil perturbé politiquement, Ayrton est un héros. Rationnellement, c'est affligeant, parce qu'on ne voit pas trop en quoi un gugusse dans sa voiture peut faire quoi que ce soit pour éradiquer la misère, et pourtant c'est bouleversant : quand le peuple n'a plus rien, lui reste Ayrton Senna.

Publié dans Fleur Bleue

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