Poème épique

Publié le par Scritch

Lake of Fire, Tony Kaye, 2006

 

Parallèlement à son premier long-métrage malade, American History X, film très fort à la première vision, moins à la deuxième, Tony Kaye tournait, sur une quinzaine d'années, un documentaire sur la question de l'IVG aux Etats-Unis, et plus particulièrement sur l'action des ligues de vertu (on ne rit pas) envers les obstétriciens. Kaye amasse une quantité impressionnante de documents (films anti-avortement, vidéos de procès) et de discours et d'interviews, essentiellement des anonymes ou des militants inconnus hors de leur sphère d'action, avec juste ce qu'il faut de people pour faire bonne mesure, comme l'abominable Pat Buchanan ou le décidément peu évitable Noam Chomsky - pour ceux qui ont l'habitude de l'entendre tenir des propos radicaux, qui peuvent parfois sembler prononcés à l'emporte-pièce, c'est un vrai plaisir de l'entendre tenir un discours mesuré, (certains diront sans doute qu'il ne se mouille pas trop), opposant aux gesticulations agressives des antiféministes une pensée construite, raisonnée, d'une douce intelligence.lakeoffire.jpg

C'est l'équilibre dangereux choisi par Kaye : donner un temps de parole égal aux pro- et aux anti- (ou, pour être plus exact, à ceux qui sont pour le droit d'être au choix pour ou contre et à ceux qui sont pour l'obligation d'être contre) sans prendre parti (même si l'on opposera toujours à ce type de pseudo-neutralité le fait que le montage est une rhétorique) ; c'est déplaisant au début du film, notamment quand Kaye film un avortement tardif avec morceaux de foetus en gros plans. Reste que les scènes d'IVG témoignent plus de l'attention (sans doute un peu forcée) portée par les médecins envers leurs patientes que de la prétendue froideur barbare à laquelle voudraient nous faire croire leurs adversaires. Et je vois difficilement comment on pourrait ne pas choisir son camp sans hésitation devant ces images de manifestations qui montrent d'un côté des hippies rigolos et de l'autre des illuminés aux propos fascisants - même si, pour être juste, il y a quelques cas plus complexes, comme celui, assez émouvant, de Jane Roe qui a fini par rejoindre ceux qui l'avaient pourtant traînée dans la boue jusqu'à la pousser au suicide.

Deux choses m'interpellent : la première, c'est qu'il est souvent prononcé le mot de débat alors qu'il n'y a pas de débat possible : pour ça faudrait-il déjà se mettre d'accord sur les termes du problème. Par exemple, si je dis sur ce blog du bien d'un film que quelqu'un trouve mauvais, il faudrait avant de pouvoir en discuter être d'accord sur le sens des mots "bon" et "mauvais", ce qui est moins simple que ça en a l'air. Or les anti-avortement radicaux refusent de voir le monde tel qu'il est, là où les pro-choix étayent leur discours de chiffres sensés retranscrire la réalité sociale. (Dans le même genre d'idée, et pour rappeler qu'on a quelques cas bien frappés chez nous aussi, j'ai ouï dire que SOS Tout-Petits avait distribué un tract expliquant, la bonne blague, qu'on ne pouvait tomber enceinte suite à un viol [Attention : lien qui pue]. Si quelqu'un a ce document, ça m'intéresse.) Pour l'extrême-droite religieuse, on n'a pas de problème dont on n'est pas responsable. Cela permet au moins de rappeler qu'il faut parfois se méfier de ce qui se présente trop véhémentement comme l'évidence même.

Le deuxième détail cocasse (si l'on me permet de prendre la chose avec distance), c'est que tous ces braves gens qui aiment tant les enfants, qui sont prêts à sacrifier leur liberté pour la défense des enfants (leurs actions violentes, parfois jusqu'au meurtre, en envoient de temps en temps un en zonzon ou à la chaise), sont généralement proches de partis prônant la fiscalité zéro, les coupes budgétaires dans les allocations familiales ou l'instruction publique, toutes choses qui, me semble-t-il, influent quelque peu sur le bien-être et le devenir des enfants. M'enfin.

Curieusement, alors que son film est implacable envers la moral majority, la religiosité aiguë des intervenants semble avoir déteint sur la forme : noir et blanc pesant, cadrages à l'ampleur apocalyptique, musique liturgique d'Anne Dudley, rythme d'ensemble incitant au recueillement, toutes choses qui, couplées au goût de l'image-choc qui a fait la renommé du travail publicitaire de Tony Kaye, transforment cette somme intellectuellement extrêmement stimulante en poème épique somptueux.

Publié dans Trucs Intellos

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